
La table ne se trouva pas assez grande pour le nombre que nous étions : il en fallut une petite, où j’eus l’agréable tête-à-tête de monsieur le commis. Je n’y perdis rien du côté des attentions et de la bonne chère ; il y eut bien des assiettes envoyées à la petite table, dont l’intention n’était sûrement pas pour lui. Tout allait très bien jusque-là : les femmes étaient fort gaies, les hommes fort galants ; madame Basile faisait les honneurs avec une grâce charmante. Au milieu du dîner, l’on entend arrêter une chaise à la porte ; quelqu’un monte, c’est M. Basile. Je le vois comme s’il entrait actuellement, en habit d’écarlate à boutons d’or, couleur que j’ai prise en aversion depuis ce jour-là. M. Basile était un grand et bel homme, qui se présentait très bien. Il entre avec fracas, et de l’air de quelqu’un qui surprend son monde, quoiqu’il n’y eût là que de ses amis. Sa femme lui saute au cou, lui prend les mains, lui fait mille caresses qu’il reçoit sans les lui rendre. Il salue la compagnie, on lui donne un couvert, il mange. A peine avait-on commencé de parler de son voyage, que, jetant les yeux sur la petite table, il demande d’un ton sévère ce que c’est que ce petit garçon qu’il aperçoit là. Madame Basile le lui dit tout naïvement. Il demande si je loge dans la maison. On lui dit que non. Pourquoi non ? reprend-il grossièrement : puisqu’il s’y tient le jour, il peut bien y rester la nuit. Le moine prit la parole ; et après un éloge grave et vrai de madame Basile, il fit le mien en peu de mots, ajoutant que, loin de blâmer la pieuse charité de sa femme, il devait s’empresser d’y prendre part, puisque rien n’y passait les bornes de la discrétion. Le mari répliqua d’un ton d’humeur, dont il cachait la moitié, contenu par la présence du moine, mais qui suffit pour me faire sentir qu’il avait des instructions sur mon compte, et que le commis m’avait servi de sa façon.
Rousseau: Les Confessions, livre II.
 
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