Article publié dans la revue Jelenkor, décembre 2023.
(...) Non seulement sa démarche d’écrivain et son style empruntent des voies sinueuses et inégales, mais c’est l’attribut principal qui domine l’espace créé pour sa protagoniste préférée, Julie. Ce petit îlot[1], l’Élysée, décrit dans la lettre de Saint Preux à Milord Édouard, transmet comme un ecphrasis la philosophie de l’art de Rousseau. Il est la spatialisation d’une idée, le sine qua non de la création. Un terrain riche, diversifié, animé, spectaculaire, qui offre l’illusion absolue du non cultivé, sauvage et solitaire baigné d’une nonchalance séduisante[2]. Cette mise en scène montre une étrange similitude entre la topographie du texte et la représentation pittoresque de la « nature », et met en lumière les points communs entre les traits d’un paysage et ceux d’un portrait. Les deux doivent exprimer l’épistémè de la nature vivante.
[2] Jacques Gubler, Les
jardins de Jean-Jacques, Lausanne, 1997.
"Dans les lieux plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses, de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringa, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air d'être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et couvertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite, et d'autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chèvrefeuille et le jasmin daignaient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d'un arbre à l'autre, comme j'en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux. Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en avaient tant imposé de loin, n'étaient formés que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidées le long des arbres, environnaient leurs têtes du plus épais feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraîcheur. J'observai même qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'étendaient davantage en faisant moins de chemin."
J.-J. Rousseau: Julie ou la Nouvelle Héloïse, IV., Lettre XI à milord Edouard
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