Bonjour, pour commencer peux-tu te présenter en quelques mots ?
Il y a maintenant presque trois ans j’ai rédigé ma thèse sur Rousseau, Jean-Jacques Rousseau, le problème de l’écriture, publiée en hongrois il y a deux ans. Je viens de terminer la traduction de De la Grammatologie de Jacques Derrida, qui a été mon plus grand travail ces dernières années, et je commence désormais à travailler sur la traduction des Dialogues. C’est la raison de ma résidence ici au Parc Rousseau, je prépare la rédaction d’une préface aux Dialogues.
Peux-tu nous en dire plus sur le travail que tu mènes pendant ta résidence ?
Chaque traduction exige un vocabulaire à part. Il faut donc un peu construire, préparer un vocabulaire pour chaque œuvre. C’est cette phase de préparation que je mène ici. Et il faut aussi se préparer autrement. Selon mes expériences, chaque traduction exige un investissement à la fois émotif et intellectuel. Ce sera un travail de un an ou plus, ce qui nécessite vraiment un grand engagement.
Il faut bien se préparer pour le travail à venir, ce que j’ai pris le temps de faire : lire un petit peu autour du dernier ouvrage de Rousseau (Les Rêveries du promeneur solitaire, ndlr.), comprendre mieux le contexte actuel, et aussi finaliser mon rapport personnel avec le texte de Rousseau. Il est important d’avoir un rapport assez clair au texte, pour que le travail soit cohérent. Quant à la rédaction de la préface, c’est une problématique que j’ai déjà thématisé et sur laquelle j’ai déjà écrit : la question de l’autobiographie, de l’auto-confession et tout ce qu’il y a avec. Mais pour le livre à paraître, il faut que je travaille un texte plus court, plus synthétique.
Tu nous parles de ton « rapport personnel avec le texte », quel est le lien qui se tisse entre toi et l’œuvre au cours de ton travail de traduction, en particulier venant ici ?
Ce que j’ai bien compris, ou plutôt vécu, ici, est l’isolement, que je connaissais par ailleurs. C’est quand même une expérience sur place, l’isolement en tous sens. J’ai médité assez fréquemment comment Rousseau a pu vivre cet isolement dans sa vie. Non seulement symboliquement, ici sur place, mais aussi dans les quinze dernières années de sa vie. Il était assez isolé d’une certaine façon et voulait en sortir, en écrivant Les confessions, les Dialogues, la Rêverie… c’était plutôt l’expérience du vécu que j’ai eu sur place.
Il y a le sentiment de vivre le regard de Rousseau ?
Si tu demandes s’il y a une identification, non, je l’éviterai absolument. Il faut savoir prendre du recul. C’est une partie du travail dont je parlais au début, toujours savoir garder ses distances. Ce qui n’est pas facile si tu es enclos dans un texte. Tu te lèves et tu te couches avec, ça te prend toutes tes énergies intellectuelles et émotives. Donc il faut faire bien attention à garder ses distances, se permettre des escapades pour s’en sortit et surtout refuser l’identification. Le résultat n’en serait que négatif, autant pour le texte que pour le traducteur.
Au sujet de Jean-Jacques Rousseau et des Lumières, qu’est-ce qui t’a amené vers cet auteur-là ? L’esprit des Lumières a-t-il eu une influence particulière en Hongrie ?
La première question d’abord : Je pense que c’est tout simplement la passion qui m’a amené vers Rousseau. J’étais passionnée pour son texte. Il y a dix ans, dans le cadre d’une bourse Erasmus, j’étais Dijon et j’ai assisté à un séminaire sur les sentiments et émotions de Spinoza jusqu’à Levinas. Rousseau a été évoqué un petit moment, notamment sur le désir d’existence, ce qui m’a beaucoup travaillé. J’ai réfléchi à la question et j’ai voulu comprendre le système d’écriture dans la pensée de Rousseau. Pour la deuxième question sur Rousseau et la Hongrie : je trouve que Diderot et Voltaire ont toujours été plus appréciés en Hongrie. Parce que la relation avec ces grands philosophes, auteurs et écrivains était toujours plus simple, plus claire, plus stable qu’avec Rousseau. Dans un pays qui a connu la dictature, citer Rousseau a toujours été plus ambigu. En suivant les principes marxistes, très présents dans la pensée des pays communistes, on pouvait facilement avoir une interprétation assez abusive de ses écrits, du Contrat social par exemple.
Rousseau a quand même influencé certains auteurs comme Csokonai Vitéz Mihály.
Oui et c’est quelque chose d’extraordinaire d’ailleurs. Je ne sais pas exactement où Csokonai a pu lire Rousseau, ni comment Rousseau était présent dans son imaginaire, mais il est clair que c’est à lui qu’on doit la phrase la plus célèbre du XVIIIe siècle : « comme un Rousseau à Ermenonville, je deviendrai citoyen et homme » (mint egy Rousseau Ermenonville-ben / ember és polgár leszek).
En venant sur place, au Parc Jean-Jacques Rousseau, j’ai compris que ce que voulais dire cette phrase, son lourd héritage, et peut-être l’intention que Csokonai lui avait donnée. Je ne l’avais pas compris avant parce que j’étais totalement influencé par les livres de l’école et l’interprétation marxiste. Il ne s’agit pas de glorification de l’homme et du citoyen, comme on a pu le penser à l’école, mais bien au contraire, « comme un Rousseau à Ermenonville » signifie « après être mort, j’aurais peut-être une existence, une existence qui me mérite ».
C’est une phrase qui lie Rousseau a une mythologie autour de sa personne ?
Exactement oui, mais ce que je n’avais pas compris avant, c’est qu’il s’agit d’une métaphore temporelle et non spatiale. Je me demandais toujours pourquoi Ermenonville, qu’est-il y a fait ? Et en fait il n’y a rien fait. Ce n’est pas Ermenonville, le lieu, qui est ainsi désigné mais, pour Rousseau, le fait d’être mort. C’est assez subversif quand même ! C’est mon interprétation aujourd’hui. Je pourrais en discuter avec les autres collègues pour savoir s’il est légitime de penser comme ça, en tout cas ça a été un vrai choc pour moi. La citation de Csokonai c’est très certainement une allusion au culte, le parc étant vite devenu un lieu de pèlerinage. Il y a un certain parallélisme dans leur vie. Il a été chassé, mal vu en Hongrie, il vagabondait partout, il ne pouvait pas enseigner à l’école, ce qui était sa vocation. Je pense qu’il s’est facilement identifié à un homme qu’on a sublimé après sa mort.
Est-ce que dans ton travail de traduction tu as une volonté de, justement, faire attention à toute la part d’imaginaire et de mythologie autour du personnage de Rousseau en présentant le texte tel qu’il est réellement ?
Il est important aussi de connaître ces mythes, connaître la topologie de tous ces mythes présents. Mais sur le personnage de Rousseau, c’est une question encore plus difficile, parce que je dois dire que l’écrivain Rousseau existe très peu en Hongrie. Pour des raisons politiques il était toujours présent pour son Contrat social, en ce qui concerne ses écrits politiques, anthropologiques. Mais comme écrivain, il n’a jamais été intégré à la pensée hongroise. Et même s’il existe une très bonne traduction des Confessions, L’Émile est, à mon sens, presque illisible aujourd’hui. Les traductions datent de 60, 70 ans, ce ne sont plus des textes contemporains. Les Rêveries ont eu une splendide traduction, mais la traduction des Confessions ne me parle pas, je les trouve difficile à lire et je dois revenir au français pour bien saisir les nuances. L’enjeu de la traduction est de trouver un langage qui peut être valide, qui peut retranscrire le langage du XVIIIe siècle de nos jours. Les dialogues sont très peu connus en Hongrie, et même en France ils sont assez sous-représentés dans le système universitaire. Y compris en anglais, la traduction date d’il y a quinze ans. C’est donc certainement un autre aspect de Rousseau qui va venir au monde en Hongrie avec ce texte, immense et très riche.
C’est un livre qui a toujours causé des ambiguïtés, des difficultés dans sa réception, ce qui rend le travail un peu plus difficile. Parce que c’est un Rousseau qu’on ignore qui parle. Il faut le faire, l’articuler, trouver son corps et son visage. Je pense vraiment que c’est un défi immense.
Tu termines ta résidence à la fin du mois (juillet 2015, ndlr.), quel bilan, un peu en avance, tu peux tirer de cette période-là, et quelle est la suite de ton travail ?
Je sens déjà que ça m’a donné beaucoup d’énergie pour le travail à faire. La suite se déroulera à Arles à la maison des traducteurs, dans l’espace Van Gogh, où j’ai une bourse du CNL (Centre national du livre) pour 2 mois. Et j’espère pouvoir commencer le travail de traduction quotidiennement à partir du mois de septembre. Il y a une très bonne bibliothèque, très bien équipée. C’est aussi un lieu très inspirant, dans un autre sens qu’ici.
Et est-ce qu’il y a une date prévue pour la publication du livre ?
J’espère pour fin 2016.
Ermenonville, le 20 juillet 2015
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